01.03.2024

La recherche suisse en péril

Swiss research under threat

La science helvétique régate au plus haut niveau mondial. Mais tant les milieux académiques qu’économiques redoutent un déclassement si les budgets ne sont pas revus à la hausse et si un accord n’est pas trouvé pour se rapprocher de l’Europe. Explications.

Par Bertrand Beauté

C'est une constance qui relève de l’exceptionnel. En septembre 2023, la Suisse a été élue pour la treizième année consécutive nation la plus innovante au monde par le Global Innovation Index (GII). Comme de nombreux autres rankings internationaux, cet indicateur publié par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) confirme, année après année, l’excellence de la R&D made in Switzerland. Une excellence vitale. " Nous sommes condamnés à être leaders en matière de R&D, souligne Jérôme Schupp, responsable de la recherche chez Prime Partners. Compte tenu du prix de la main‑d’œuvre et du franc fort, rien ne pourrait être produit ici sans innovation. Nous ne serions pas compétitifs. La Suisse vit de l’innovation. Tout déclassement serait catastrophique pour l’économie. "

Un avis partagé par Luciana Vaccaro, rectrice de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES‑SO) et présidente de swissuniversities : " La prospérité et la réussite de la Suisse reposent sur l’excellence de notre système de formation ainsi que sur la solidité de notre pôle de recherche et d’innovation. Si nous perdons notre place de leader, l’économie suisse en subira les conséquences."

Pour maintenir son rang, le pays investit donc beaucoup. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), 24,6 milliards de francs ont ainsi été consacrés à la R&D en 2021, soit 3,4% du produit intérieur brut (PIB). Un niveau qui place la Suisse au septième rang mondial en la matière, derrière Israël (5,6%) et la Corée du Sud (4,9%) qui occupent les premières places, mais devant la moyenne des États de l’OCDE qui ont dédié 2,7% de leur PIB à la R&D en 2021. L’essentiel de cet effort est consenti par les entreprises privées qui ont assuré 68% des investissements en R&D suisse en 2021. La part restante est prise en charge par les hautes écoles, dont les fonds sont majoritairement publics, la Confédération et des institutions privées sans but lucratif.

Mais alors que tous les indicateurs semblent au vert, les milieux scientifiques et économiques tirent la sonnette d’alarme : la place de leader de la Suisse se trouverait désormais menacée. Et pour la préserver, l’année 2024 s’annonce décisive. Fin février, le Conseil fédéral adoptera le message relatif à l’encouragement de la formation, de la recherche et de l’innovation (message FRI 2025‑2028). Selon le projet présenté en juin 2023, la Confédération prévoit d’allouer 29,7 milliards de francs à la formation, la recherche et l’innovation entre 2025 et 2028, soit une augmentation de 2% en valeur nominale. Mais pour le monde scientifique, le compte n’y est pas. 

Dans un communiqué commun publié en septembre 2023, swiss universities, le Conseil des EPF, le Fonds national suisse (FNS), Innosuisse et les Académies suisses des sciences regrettent que « le Conseil fédéral prévoie de réduire ses investissements dans le domaine de la formation, de la recherche et de l’innovation ». Selon eux, en effet, la croissance nominale de 2% prévue par Berne permettra – au mieux – de compenser l’inflation. Mais en aucun cas de développer de nouveaux projets ou de financer la croissance des effectifs d’étudiants escomptée pour 2025‑2028, de 1,3% en moyenne par an dans les universités et de 1,4% dans les HES. Pour y parvenir, les milieux scientifiques réclament « une croissance réelle des moyens située en moyenne entre 2,5% et 3% par an » sur la période.

"La Suisse ne possède pas d’autre matière première que l’innovation"

Luciana Vaccaro, rectrice de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES‑SO) et présidente de swissuniversities

" Je comprends les difficultés financières de la Confédération. Mais l’application de mesures d’économies dans le domaine de la formation, de la recherche et de l’innovation entraînerait des conséquences lourdes pour la place scientifique et économique suisse, explique Luciana Vaccaro, rectrice de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES‑SO) et présidente de swissuniversities. La formation et la recherche ne doivent pas être perçues comme des dépenses, mais comme un investissement. Et c’est même l’investissement le plus important pour la Suisse qui ne possède pas d’autre matière première que l’innovation. "

Mais alors que le secteur privé assure plus de deux tiers des investissements en R&D, la recherche publique a‑t‑elle raison de réclamer davantage de fonds ? " On ne peut pas séparer recherche publique et recherche privée, répond Luciana Vaccaro. Les acteurs privés se concentrent sur la recherche qui génère des innovations proches de la commercialisation. Quant aux fonds publics, ils permettent de faire de la recherche fondamentale qui générera, beaucoup plus tard, des transferts vers l’industrie. Si une partie de la machine se grippe, c’est l’ensemble qui est affecté. "

Pour expliquer l’importance de la recherche fondamentale et sa différence avec la recherche appliquée, les scientifiques aiment à rappeler que ce n’est pas en cherchant à améliorer la bougie que l’on a découvert l’ampoule. La recherche fondamentale est ainsi à l’origine de ruptures technologiques qui n’étaient absolument pas prévues. Lorsque Einstein a décrit le principe du laser en 1917, il n’imaginait certainement pas que celui‑ci serait mis au point en 1960 par le physicien américain Theodore Maiman et que ses applications deviendraient si nombreuses, de la chirurgie de l’œil à la transmission par fibre optique. 

" Disposer d’une recherche fondamentale performante est une nécessité absolue pour la Suisse, confirme le professeur Rudolf Minsch, chef économiste chez Economiesuisse. L’innovation est la fin d’un voyage qui débute toujours avec de la recherche fondamentale. "

La préoccupation autour d’un éventuel déclassement de la Suisse est d’autant plus grande que la Confédération est toujours tenue à l’écart des programmes de recherche européens (Horizon Europe, Euratom, DigitalEurope, ITER, Erasmus+). " N’étant pas associée au plus grand programme mondial pour la recherche et l’innovation Horizon Europe ni au programme d’éducation Erasmus+, la Suisse peine déjà à garder sa place de leader. Si, en outre, elle n’investit pas des moyens suffisants (…) à l’échelle nationale, elle met en danger sa compétitivité ainsi que ses progrès sociaux et économiques, et donc sa capacité d’innovation supérieure à la moyenne ", écrivent ainsi swissuniversities, le Conseil des EPF, le FNS, Innosuisse et les Académies suisses des sciences dans leur communiqué commun.

Là encore, l’année 2024 s’annonce cruciale. En novembre dernier, la Commission européenne et la Confédération ont annoncé entamer des discussions exploratoires sur Horizon Europe – le plus grand programme de collaboration scientifique au monde avec un budget de près de 100 milliards d’euros sur la période 2021 à 2027. " Si les négociations avancent bien, nous pouvons espérer qu’un accord d’association puisse être signé dès 2024 ", se réjouit Luciana Vaccaro. 

L’enjeu est d’importance. En mai 2021, après sept ans de négociations, la Suisse s’était retirée des pourparlers avec l’UE en vue de renouveler des dizaines d’accords bilatéraux sur des questions telles que la migration et le commerce. Par mesure de rétorsion, la Commission a décidé de rétrograder la Suisse au rang de pays tiers non associé au programme de financement de la recherche Horizon Europe. Depuis, les chercheurs suisses ne peuvent plus coordonner les projets Horizon Europe et n’ont plus accès aux prestigieuses subventions du Conseil européen de la recherche. Les entreprises suisses, quant à elles, sont exclues des programmes d’innovation de l’UE.

"La sortie du programme Horizon Europe n’a pas créé le chaos. Mais c’est un poison lent dont les effets commencent seulement à se faire sentir. "

Rudolf Minsch, de Economiesuisse

Malgré cela, la Suisse reste le pays le plus innovant au monde. " La sortie du programme Horizon Europe n’a pas créé le chaos, reconnaît Rudolf Minsch, de Economiesuisse. Mais c’est un poison lent dont les effets commencent seulement à se faire sentir. " Un avis partagé par Luciana Vaccaro : " Une position d’excellence comme celle que possède la Suisse se construit sur des décennies. Elle ne peut pas être détruite en un jour. Aujourd’hui, la situation reste bonne, mais certains signaux sont déjà préoccupants. "

Dans telle université, on parle d’un professeur qui a quitté la Suisse pour un poste en Europe. Dans telle autre, de doctorants qui partent et ne reviendront pas. " Nous ne disposons pas de chiffres qui permettent de quantifier l’exode des cerveaux, précise Luciana Vaccaro. Mais il est clair que la Suisse est devenue moins attractive, surtout pour les jeunes chercheurs. " 

Et pour les entreprises. " Plusieurs sociétés suisses ont ouvert des succursales dans l’Union européenne, afin de pouvoir participer au programme Horizon ", souffle Rudolf Minsch. Parmi elles, la pépite ID Quantique, par exemple, a inauguré un centre de compétences à Vienne afin de pouvoir participer au programme européen Quantum Flagship, avec à la clef la création d’une centaine d’emplois hautement qualifiés en Autriche qui auraient dû être à Genève. " Il s’agit là d’une perte d’emplois et de compétences importantes dans un secteur stratégique, la recherche quantique, dans lequel la Suisse était jusqu’ici à la pointe, regrette Luciana Vaccaro. Il est crucial que nous rejoignions les programmes de recherche européens le plus tôt possible, avant que les dégâts causés par notre isolement ne deviennent irréparables. " 

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