01.03.2024

"J’essaye de protéger le système suisse"

Joel Moet, President of ETHZ

Créée en 1855, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) est devenue une référence mondiale. Une place enviée que son président, le physicien Joël Mesot, entend défendre par tous les moyens. Interview. 

Par Bertrand Beauté

Dans un agenda que l’on imagine chargé en ce début d’année, Joël Mesot a pris une heure de son temps pour répondre aux questions de Swissquote Magazine par visioconférence. Une heure finalement très courte tant le président de l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) aime parler de science, de recherche, de formation et d’innovation. Mais aussi, en ces temps difficiles, de politique et de coupes budgétaires.

En matière de formation et de recherche, quelle place occupe la Suisse au niveau mondial ?

Par rapport à sa taille, la Suisse surperforme largement les autres pays. Le niveau général des études est extraordinaire et le système des universités s’avère vraiment très fort. Si on regarde les QS World University Rankings, l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) se classe chaque année dans le top 10 des meilleures universités au monde (7e en 2024, 9e en 2023 et 8e en 2022, ndlr) L’industrie suisse est par ailleurs extrêmement innovante et nous disposons d’un système de financement qui permet d’accompagner le lancement de start‑up. Enfin, nous sommes un pays très ouvert pour recruter des talents à l’étranger. Tout cet écosystème fait de la Suisse un pays champion de l’innovation. Mais il s’agit de la situation actuelle et rien ne garantit que cela va durer. Aujourd’hui, la situation se tend sur tous les fronts, ce qui met notre excellence en péril.

"Notre budget risque de chuter de près de 10% en 2025, et c’est un trou que nous ne parviendrons pas à combler"

Pour quelles raisons ?

Les coupes budgétaires. La formation et la recherche dépendent du soutien de la Confédération. Or cette dernière s’est endettée ces dernières années pour de multiples raisons comme la pandémie de Covid‑19, l’afflux de réfugiés ukrainiens, la hausse des prix de l’énergie ou encore la hausse du budget de l’armée. Étant donné que le peuple a voté en 2001 le frein à l’endettement, la Confédération ne peut pas se placer en déficit chronique.

Ce mécanisme est une bonne chose, car ainsi, la Suisse est peu endettée et occupe une place enviable en comparaison internationale sur ce point. Mais puisque les dépenses ont augmenté et que les recettes ont diminué, la Confédération est obligée actuellement de procéder à des coupes budgétaires. Et ces dernières touchent prioritairement les domaines de la formation, de la recherche et de l’innovation, car ces dépenses ne sont pas liées. À l’EPFZ, notre dotation va ainsi diminuer de 4% en 2025 – l’équivalent de 50 millions de francs en moins. Si on ajoute à cela l’inflation, ainsi que l’augmentation du nombre d’étudiants qui s’élève à 4 ou 5% par an, notre budget risque de chuter de près de 10% en 2025 par rapport à 2022. Et c’est un trou que nous ne parviendrons pas à combler.

Je comprends la situation de la Confédération, mais cette situation m’inquiète pour la société suisse. Il ne faut pas oublier que l’innovation est notre principal atout. Sans elle, notre économie ne serait pas aussi performante.

Quelles mesures d’économie allez‑vous prendre à l’EPFZ ?

Nous sommes en train de lancer notre troisième programme de coupes budgétaires – nous en avons déjà subi deux. Concrètement, nous nous recentrons sur nos missions prioritaires : la formation, la recherche et le transfert de technologies. Certains programmes annexes, par contre, risquent d’être abandonnés. Par exemple, nous avons lancé en juin 2023 la " Coalition for Green Energy and Storage " avec l’EPFL (cette collaboration avec des partenaires du monde industriel et politique vise à développer des solutions innovantes dans le domaine des énergies renouvelables, ndlr). Aujourd’hui se pose la question de savoir si nous allons continuer. Par ailleurs, le ratio professeurs‑étudiants se creuse depuis plusieurs années. Il y a dix ans, on comptait un professeur pour 29 étudiants. Aujourd’hui, c’est un pour 37. Les coupes budgétaires successives ne peuvent pas être sans conséquence sur la qualité de la recherche et de la formation.

L’EPFL réfléchit à limiter le nombre de ses nouveaux étudiants. Envisagez‑vous aussi cette option ?

Pour le moment, nous voulons éviter cela par tous les moyens. Nous cherchons des solutions alternatives. Par exemple, nous travaillons sur le rôle de l’intelligence artificielle dans l’éducation – nous avons ouvert un centre sur ce sujet. Tout en restant une université en présentiel, nous regardons comment l’IA pourrait nous aider à diminuer les coûts.

Mais ce qui m’inquiète davantage qu’un plafonnement du nombre d’étudiants, c’est qu’on en arrive à se voir imposer d’augmenter les frais d’écolage. Actuellement, une année à l’EPFZ coûte 1500 francs. C’est très peu, mais c’est la condition pour que tout le monde puisse accéder à l’université. Je ne voudrais pas qu’un jour, il faille payer 100’000 francs l’année comme dans les universités américaines. Vous savez, j’étais le premier dans ma famille à faire des études. Je n’aurais jamais pu entrer à l’EPFZ si les frais d’écolage avaient été élevés. Nous avons un beau modèle de formation en Suisse, un modèle social. Je tiens à le protéger.

"Les ruptures technologiques proviennent de la recherche fondamentale"

Deux tiers de la R&D en Suisse sont financés par les entreprises. Est‑il vraiment nécessaire de consacrer autant d’argent public à la recherche ?

L’EPFZ a été fondée en 1855 pour faire avancer l’industrialisation de la Suisse moderne. Notre ADN consiste à faire de la recherche fondamentale, puis transférer les technologies issues de nos travaux vers l’industrie. C’est notre modèle, un modèle qui a un succès énorme. En 2023, par exemple, 43 spin‑off ont été créés par des chercheurs de notre université – un record qui dépasse de loin le précédent (34 start‑up en 2019). Alors pourquoi faut‑il de l’argent public pour que ce système fonctionne ? L’industrie se concentre schématiquement sur la recherche appliquée, celle dont les retombées économiques sont prévisibles à court ou moyen terme. La recherche fondamentale, elle, est trop risquée pour l’industrie. Elle demande beaucoup de temps, chose incompatible avec le cycle économique d’une entreprise. Le rôle et la force des deux écoles polytechniques (Lausanne et Zurich) sont donc de faire de la recherche fondamentale. Il s’agit d’un rôle primordial parce que, très souvent, les ruptures technologiques proviennent de la recherche fondamentale. 

Pouvez‑vous donner un exemple ?

J’aime particulièrement l’histoire de l’IRM (imagerie par résonance magnétique). Tout a commencé par des travaux fondamentaux du physicien américain Isidor Isaac Rabi dans les années 1940, qui expérimentait les propriétés magnétiques des noyaux atomiques. Puis s’y est ajouté le travail du physicien suisse Felix Bloch, qui a étudié à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Ses recherches, toujours purement fondamentales, l’ont amené à proposer en 1946 les équations de Bloch qui sont à la base de la spectrométrie RMN (une technique qui exploite les propriétés magnétiques de certains noyaux atomiques, ndlr) et lui vaudront en 1952 le prix Nobel. Des années plus tard, deux autres prix Nobel de l’EPFZ (Kurt Wüthrich et Richard Ernst) vont poursuivre les travaux de Felix Bloch, ce qui conduira à la mise au point de l’imagerie par résonance magnétique (IRM), qui est désormais très utilisée en médecine. Il aura fallu 80 ans pour passer des premiers pas de recherche fondamentale à une application qui a révolutionné le diagnostic médical !

La recherche fondamentale est donc absolument essentielle, particulièrement pour une société avancée comme la Suisse qui possède très peu d’autres ressources naturelles.

Depuis trois ans, la Suisse est exclue du programme européen de recherche Horizon. Quelles sont les conséquences financières pour l’EPFZ ?

L’impact financier n’a pas été trop important. Suite à l’exclusion, le Fonds national suisse (FNS) a pris des mesures transitoires. Avant, nous touchions environ 100 millions de francs par an, via les bourses européennes ERC. Aujourd’hui, nous recevons un montant sensiblement équivalent grâce aux subsides du FNS (SNSF Grants). Néanmoins, il existe quand même une petite différence. Lorsque vous recevez une bourse, il y a des coûts additionnels pour l’école. À ce niveau, la Confédération donne moitié moins que l’Europe, ce qui équivaut à un manque à gagner de 12 millions de francs par an pour l’EPFZ.

Mais le principal problème réside dans le fait que les mesures compensatoires du FNS sont transitoires. Que se passera‑t‑il si la Suisse n’est pas réassociée au programme Horizon ? Combien de temps la Confédération continuera‑t‑elle à payer, compte tenu de ses difficultés financières ?

Outre le volet financier, quels autres impacts a eu l’exclusion du programme Horizon ?

Les conséquences sont multiples. Une bourse ERC signifie bien plus qu’un financement, surtout pour les chercheuses et chercheurs en début de carrière. C’est une distinction prestigieuse qui ouvre des portes et des réseaux et constitue un tremplin professionnel. Par ailleurs, si nos chercheurs peuvent encore participer à certains programmes, ils ne peuvent plus coordonner de grands projets européens.

En étant écartée, la Suisse a donc perdu de son attractivité, notamment auprès des jeunes talents. Je ne connais pas les raisons qui poussent tel ou tel chercheur à refuser un poste à l’EPFZ, mais à chaque interview de recrutement que nous menons, la question de l’Europe est posée par les candidats. Nous avons, par ailleurs, perdu quelques chercheurs qui nous ont quittés pour rejoindre de prestigieuses institutions comme l’Institut Max‑Planck, en Allemagne. 

Mais Horizon Europe ne concerne pas uniquement la recherche fondamentale. C’est également un programme de soutien à l’industrie et aux start‑up. Il y a des cas d’entreprises suisses innovantes qui ont délocalisé une partie de leurs activités en Europe, afin de conserver leur accès aux fonds européens. Même si les conséquences immédiates ne semblent pas trop dramatiques, c’est l’érosion progressive de notre compétitivité qui m’inquiète. 

Dans certains domaines jugés sensibles par l’UE, comme le quantique, la Suisse est totalement exclue. Elle ne peut plus du tout participer aux projets de recherche…

Dans le domaine du quantique, c’est du " loose, loose ". Tout le monde y perd. Nos chercheurs ne reçoivent même plus d’invitations pour les conférences sur ce sujet. D’un autre côté, l’Europe se tire une balle dans le pied parce que la Suisse fait partie des meilleurs dans ce domaine. Mais le pire, c’est que même en cas de réintégration de la Suisse au programme Horizon, nous ne savons pas encore si nous serons également réintégrés aux domaines sensibles dont le quantique fait partie. Je pense que cela figurera dans les discussions entre la Commission européenne et la Confédération. 

Pour compenser le divorce avec l’Europe, la Confédération annonçait dès 2021 sa volonté de nouer des collaborations scientifiques avec d’autres partenaires, comme la Chine ou les États‑Unis. Qu’en est‑il ? 

Nous avons de bons partenariats avec les États‑Unis, le Royaume‑Uni et en Asie. Mais il ne faut pas se leurrer, une collaboration comme celle que nous entretenions avec l’Europe ne se remplace pas en trois ans. Il faut des années. Par ailleurs, dans le cadre du programme Horizon, tous les paramètres – notamment les droits de propriété intellectuelle – sont réglés à l’avance. Avec les États‑Unis, cet aspect est très complexe. Nous devons négocier pour chaque projet, ce qui engendre des coûts importants pour l’école.

Enfin, il ne faut pas oublier où se situe la Suisse géographiquement. Nous sommes au cœur de l’Europe. Sur certains sujets, cela n’a aucun sens de travailler avec des pays qui se trouvent à l’autre bout du monde. Par exemple, dans le domaine énergétique, nous n’allons pas régler le problème de la stabilité du réseau électrique avec la Chine. C’est avec l’Europe que nous développerons des solutions.

En novembre dernier, la Suisse et la Commission européenne ont annoncé la reprise des négociations en vue d’une réintégration à Horizon Europe. Comment avez‑vous accueilli cette nouvelle ? 

Nous sommes heureux que les discussions reprennent. Les deux parties souhaitent parvenir à un accord rapidement. J’espère que cela conduira à un accord de longue durée. Parce que le pire pour nous serait peut‑être de signer pour un an et d’être de nouveau exclus quelques mois ou années plus tard. Nous avons besoin de stabilité. 

Au final, c’est sûrement le peuple suisse qui tranchera…

Oui. Si le Conseil fédéral décide de signer un accord avec l’Europe, nous n’échapperons pas à une votation populaire et c’est une bonne chose. En 2021, lorsque le Conseil fédéral avait décidé de rompre les négociations, le peuple n’avait pas eu voix au chapitre. J’espère que cette fois, il pourra se prononcer. Des partis se positionnent déjà très durement contre un éventuel accord avec l’UE. C’est donc un débat de société que nous devons avoir : veut‑on perpétuer le modèle de formation, de recherche et d’innovation qui a fait le succès de la Suisse, ou non ? Lorsqu’on lui présente bien les enjeux, le peuple suisse tranche toujours avec clairvoyance.

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